Les expertes invisibles : une agentivité mobilisée malgré une domination masculine[1] ?
Lausanne, août, 2012
Introduction
Les sports, et notamment ceux de l’élite masculine, sont devenus assez récemment des activités culturelles et professionnelles fortement valorisées. Ils ont été mis en œuvre et dirigés par et pour des hommes, avant d’ouvrir leurs portes aux femmes, parfois avec de fortes résistances (Terret, 2004 ; Cahn, 1995). En ce sens la domination masculine dans le cadre sportif a limité et continue de le faire l’agentivité féminine. A côté de l’institutionnalisation et de la légitimation des sports d’autres pratiques physiques semblent offrir des possibilités d’action/exploration de/sur soi, autrui, sur la nature. C’est le cas par exemple du yoga, de l’apnée en haute profondeur, du plongeon de haut vol, de la contorsion, du chant lyrique, du funambulisme, de l’imitation, du jonglage, etc. Ce pas de et à côté des sports masculins dominants permet d’éclairer des pratiques physiques qui sont le plus souvent des pratiques socioculturelles outsider, marginales, voire marginalisées. Si l’impact du genre est bien étudié désormais dans les sports, qu’en est-il au sein de ces pratiques particulières ?
A l’origine de cette enquête il s’agissait d’apporter un éclairage sur les performances exceptionnelles réalisées justement en dehors du cadre spécifique des enceintes sportives. La question de la vulnérabilité humaine, mais aussi sociale était essentielle et permettait de focaliser sur son importance dans ces mises en jeu corporelles spécifiques. Notre approche sociologique compare des pratiques expertes mises, ici artificiellement pour les besoins de l’enquête (Latour, 1995), en rapport les unes avec les autres en tant qu’expériences individuelles et collectives dans le cadre d’une activité professionnelle. Ces expériences corporelles particulières comme toutes activités humaines ne sont pas en apesanteur sociale et en ce sens nous allons préciser ici en quoi elles participent de phénomènes structurels plus larges comme la domination masculine et son lot de discriminations et violences plus ou moins symboliques envers les femmes (Bourdieu[2], 1998). Le genre intervient ici en effet directement puisque nombre d’expertises corporelles sont largement monopolisées par la gente masculine comme d’autres secteurs économiques et professionnels (les mondes militaires, de l’ingénierie, de la politique, du commerce, etc.). Il est intéressant pour autant de noter que certaines pratiques enquêtées enregistrent une présence féminine plus large, voire omniprésente telles la contorsion ou certaines formes de danse. La comparaison entre les deux types d’activité professionnelle permet de préciser les arcanes des plafonds de verre, des assignations de rôles voire des abus d’autorité dans ces pratiques.
Méthodologie
L’originalité de notre « regard sociologique » (Hughes, 1996) n’est pas d’accorder depuis longtemps une place importante aux discours des premiers concernés, c’est-à-dire ici 22 experts et 8 expertes résident en France ou en Suisse[3] ; elle est plutôt dans la prise en compte et l’analyse des émotions, des affects voire des sentiments intervenant directement dans les trajectoires de ces professionnelles et professionnels. Le protocole vise précisément la manière dont ces éléments affectifs peuvent être relatés des années plus tard par les premières et les premiers concernés. Ce regard et cette écoute puisque les entretiens ont été réalisés par l’Internet et/ou par téléphone[4] soulignent directement et essentiellement les vécus experts. Ils scrutent notamment la façon dont ces professionnels perçoivent, décrivent, mais aussi analysent très souvent avec une objectivation clairvoyante leur propre situation et finalement leur propre évolution personnelle/professionnelle. Car, ces enquêté-e-s, comme tout un chacun, ont développé et continuent de le faire des capacités d’adaptation, de résistance, importantes, mais aussi prennent des initiatives, proposent de nouvelles voies physiques et donc professionnelles puisque leur corps est l’étalon et le vecteur de leur pratique. Dans l’ensemble des analyses qui ne seront pas développées ici, il s’est agi de mieux comprendre comment des individus peuvent s’engager dans une telle trajectoire minoritaire, et parfois minorisée. La question de la singularité de leur parcours, et in fine de leur propre singularité a été analysée en même temps que les valeurs déployées. La valeur travail sera seulement évoquée ici dans la mesure où elle impacte une axiologique masculine largement dominante aujourd’hui : la mesure même des performances réalisées. Débutons par préciser leurs parcours.
Des parcours à forte charge symbolique
Se former, consolider sa place et s’imposer dans une activité ou un métier relève souvent d’un parcours du combattant. Le faire en tant que femme, en tant que professionnelle ne l’est pas moins, bien au contraire. L’analyse thématique et structurale des entretiens montre qu’il est important pour beaucoup d’entre eux/elles de se distinguer du commun des mortels bien sûr, mais aussi de leurs confrères et consœurs, de leurs concurrents plus ou moins directs. Quelques-un(e)s n’hésitent pas à déclarer vouloir laisser une trace dans le métier, si ce n’est de vouloir laisser une marque indélébile pour la postérité. Cette volonté de durer, de produire une filiation n’est pas la moindre des caractéristiques qui interroge directement le genre des expert(e)s. Leurs démarches et initiatives ne les engagent dans une activité professionnelle quelconque, a fortiori dans un boulot alimentaire. Leur projet professionnel prend souvent les contours d’un projet à forte valeur symbolique, aux regards de leurs proches, mais aussi au regard de tous ! Ils peuvent être subitement sous les feux de la rampe médiatique. Leur aura se construit d’une manière complexe nous ne préciserons pas ce point ici.
L’importance des tuteurs professionnels est forte. Treize enquêtés présentent explicitement des pères fondateurs au cours des entretiens comme moteurs de leur engagement dans ces voies professionnelles si particulières. Comme si le monde de l’excellence corporelle exigeait pour près de la moitié des experts rencontrés de se référer à un « ancien » illustre, véritable guide spirituel et technique à la fois. Cette ancienneté est très variable puisque dans des pratiques comme la détection radar des analystes militaires ou le beat box le lien avec les outils techniques récents (microphone, synthétiseur, sampler, écouteur stéréophonique, écran vidéo, etc.) est fort, c’est pourquoi les « anciens » sont souvent encore vivants, et parfois toujours actifs. Dans d’autres pratiques tels le mime, l’équilibrisme, la contorsion, les activités de nez, de dégustation, etc., les références peuvent être sensiblement plus anciennes.
Cette filiation se double d’un respect déclaré, si ce n’est maintenu, pour cet « ancien ». Logiquement, les enquêté(e)s se sont tout d’abord engagé(e)s dans une recherche de duplication des prouesses du maître à penser et à agir, puis progressivement dans une quête d’ouverture de voie nouvelle, si ce n’est de dépassement de cette référence humaine. Cette filiation est le plus souvent masculine tant les professions en question restent régies par une domination masculine et tant sont toujours présents les plafonds de verre à l’encontre des femmes dans tous les secteurs valorisés de la société française. Les sports et plus largement les activités physiques sont frontalement concernés par ces processus limitants. Le maintien des rapports de force genrée en présence n’est pas le moindre des freins à l’évolution paritaire des professions, et plus largement des activités professionnelles…
Le genre comme limite ?
La question du genre intervient directement ici. Rarement le fait d’être une femme apparait aux yeux des Excellentes comme un avantage. Lorsque c’est le cas, la société n’est pas présentée comme un faire-valoir efficace. Le corps biologique (ou considéré comme tel) intervient directement dans le débat. La souplesse physiologique supposée plus importante des femmes revêt par exemple les atours d’un avantage professionnel indéniable. Dans les pratiques comme la danse ou la contorsion, cette agentivité biologique est mise en avant largement. Pour autant, cet « avantage » n’est pas obligatoirement profitables aux premières concernées qui ne trustent pas les institutions concernées[5], ni ne profitent le plus de ces prouesses physiques.
Les positions des Excellent(e)s ne sont pas en apesanteur sociale. Les médecins sont souvent très présents aux cotés d’eux/elles. Leurs propos ou, plus énigmatique encore, leurs avis supposés sont utilisés comme argument imparable. Le poids des représentations, mais aussi des habitudes corporelles impactent les usages concrets. En ce sens, le corps n’est jamais totalement, ni même essentiellement, naturel (Le Breton, 1985). La construction sociale et culturelle du corps fait son œuvre depuis des siècles, des millénaires. Elle guide avec force ces évidences culturelles qui influencent indéniablement les expert(e)s. Le décalage culturel n’est pas mis en avant par les enquêté(e)s pour relativiser ces représentations. Ainsi, les contorsionnistes n’évoquent pas les cas usuels des yogis en Inde, mais elles n’évoquent pas non plus les exemples occidentaux d’hommes contorsionnistes[6]…
Sinon, le plus souvent, dans le cadre d’activités professionnelles à dominante masculine, il n’est pas étonnant de repérer des limitations d’accès ou de promotions d’ordre social. Ces freins sont couramment appelés « plafond de verre ». Lorsqu’on les interroge, les expertes résument quelques fois ces contraintes particulières par une expression laconique du genre : « Oui, c’est pas facile ! ». Les difficultés d’être une femme dans un milieu d’hommes ont fait et font toujours l’objet de nombreuses recherches. Dans le domaine du sport, la « maison des hommes » a été proposée comme notion anthropologique susceptible de mieux comprendre les sports contemporains (Saouter, 2000, 115). Certains milieux, professionnels ou non, constituent en effet de véritables « réserves masculines » (Sheard, Dunning, 1973). Avec les techniques corporelles qui nous intéressent ici, l’intrusion de femmes dans ces milieux masculins implique et produit des effets directs, et pour tout dire des résistances importantes.
Notes
[1] Ce travail de recherches a reçu le soutien de l’ANR-08-VULN-001-PRAS-GEVU qui focalise précisément sur les vulnérabilités liées au genre dans les Activités Physiques Sportives et Artistiques. Sport, genre et vulnérabilité au XXe siècle, (2013, en cours). Rennes, PUR.
[2] Cet auteur emblématique n’ayant pas investigué spécifiquement le genre dans la plupart de ses enquêtes…
[3] L’utilisation des sources internétiques a permis de compléter ces « obtenues » (Latour, 2001, 49) par la consultation régulière depuis 2008 des sites professionnels d’experts d’autres pays, des blogs spécialisés ou non dans ces pratiques et des documentaires, interviews réalisés auprès d’eux ces dernières années.
[4] Les intérêts et inconvénients de ce type d’approche distanciée sont présentés ailleurs plus en détail. Les relations de pouvoir entre l’enquêteur et l’enquêté(e) ne passent plus autant pas les postures, les morphologies, les manières de s’habiller par exemple, mais « seulement » et c’est déjà énorme par le langage et les intonations qui sont révélateurs des bagages culturels…
[5] Parmi les sept institutions nationales publiques d’enseignements supérieurs (Conservatoires nationaux, Ecole de danse de l’opéra de Paris, CND d’Angers, de Marseille, etc.), seules deux sont dirigées ou présidées par des femmes, mais quatre présentent des femmes comme directrice adjointe.
[6] Ils sont rares en Europe et plus largement en Occident, mais ils sont parfois sous les feux de la rampe médiatique. Exemples : Lazarus Gitu sur http://www.dailymotion.com/video/xbekn7_contorsionniste-homme_creation ou Sacha la grenouille sur : http://www.videobuzzy.com/Sacha-grenouille-incroyable-talent-2010-3537.news