Bodin Dominique, Héas Stéphane, Robène Luc, Debarbieux Eric
UNE REALITE IMPENSABLE, DONC INDICIBLE ?
Un constat s’impose d’emblée pour tous sans exception : sortir du placard leur semble impensable et inenvisageable. Leurs entretiens sont à ce point conformes sur ce sujet précis que la condition sine qua non de leur participation à cette étude est la certitude que nous ne révélerons pas leur homosexualité. Le poids social semble donc si évident qu’il les contraint à une dualité sociale que nombre d’homosexuels ont connu avant eux ou connaissent encore de nos jours dans la vie civile ordinaire.
Le héros sportif peut-il être « pédé » ?
La raison première à leur mutisme est leur statut, ou du moins l’idée qu’ils en ont, de héros sportifs. A défaut de dresser un portrait exhaustif du héros de nos sociétés contemporaines, il est néanmoins possible comme l’ont montré Duret (1993) ou Centlivres, Fabre et Zanabend (1999) d’en cerner certaines caractéristiques. Ce sont essentiellement des hommes qui se sont illustrés en défendant les valeurs de leur pays. La société française toujours profondément inégalitaire de nos jours, si l’on s’en réfère aux grilles de salaires, aux temps d’antennes consacrés aux sports féminins, ne retient que peu de femmes. Il y eut bien Jeanne d’Arc dans l’histoire de France mais dont l’ambivalence sexuelle et l’ambiguïté de l’habillement, la virginité et la chasteté en faisaient une héroïne « homosexuée ». S’il y eut des héros homosexuels ce fait est tu.
Ne devient pas non plus héros qui veut. Il ne suffit pas de gagner, d’être premier. Le héros est reconnu comme tel par ses fans, ses pairs et la nation toute entière. Qu’un sportif puisse être peint sur un mur d’immeuble n’est pas donné à n’importe qui. Il a fallu à Zidane ce parcours exceptionnel en coupe du monde, ces deux buts contre le Brésil, démontrant ainsi que le « beur » parti de rien dans les quartiers nord de Marseille était capable de tout pour se retrouver érigé symboliquement au regard de tous. Les héros ne sont cependant pas obligatoirement ceux qui gagnent tout et toujours. Poulidor en fut un autre exemple. Ils représentent bien souvent le peuple, dont ils sont eux-mêmes issus, ou en défendent les valeurs. L’abnégation, la souffrance, les efforts, le travail qu’ils consentent sont portés au pinacle et participent de cette construction mythique. Ces valeurs n’apparaissent pas, de prime abord, sexuées. Elles le sont pourtant de facto. L’invisibilité des sportifs homosexuels tend à démontrer la domination, si ce n’est l’oppression, qu’ils subissent au quotidien durant leur carrière. Est-ce à dire alors et plus généralement que les minorités sexuelles ne sont pas reconnues comme appartenant corps et bien à l’ensemble national français ?
Alors que les sportifs de haut niveau deviennent des figures emblématiques et des modèles identificatoires pour toute une population et surtout les plus jeunes, peuvent-ils se déclarer homosexuels ? Cela leur semble d’autant plus impossible à dire qu’ils associent cette révélation à la destruction d’une identité sociale valorisante et valorisée qu’ils ont eu beaucoup de difficultés à construire et, pour certains, à accepter. Dans ce cadre, l’homosexualité déclarée démolirait en quelque sorte l’édifice sportif implicitement hétérosexuel en France, mais aussi à l’échelon des institutions sportives nationales et internationales comme le CIO. En effet, ce dernier maintient l’appellation « Jeux Olympiques » pour ses seuls jeux sportifs, et défend aux minorités sportives déclarées de l’utiliser (Bodin, Héas, 2002). Ces dernières recourent alors à d’autres appellations : Gay Games lors des rencontres internationales par exemple, et Franco games ici (Héas et al., 2005).
Le mutisme à l’âge adulte s’appuie sur une conscience et une douleur largement intériorisées durant l’enfance. Certains se souviennent et restent profondément marqués par l’attitude de rejet qu’ils ont connue dans leur jeunesse :
A l’école, j’étais au mieux traité de fille et au pire de sale pédé. J’avais conscience d’être différent mais je ne comprenais pas. J’étais en permanence le bouc émissaire de ma classe, c’est comme cela que mes parents m’ont mis au [sport] [6] pour que je m’endurcisse et que je devienne un homme ! Alors révéler maintenant mon homosexualité comme cela à tout le monde cela me semble impossible même si mes copains sont au courant
L’homosexuel est ainsi stigmatisé au nom d’une féminité ou d’un efféminement qui lui est attribué sur des critères morphologiques ou gestuels. Cette « lecture réductrice » par le corps ou le faciès est désormais largement informée par nombres d’études scientifiques (Le Breton, 1992a, 1992b). Malgré ces avancées remarquables depuis le milieu des années 1980, les phénomènes de stigmatisation demeurent (Héas et al., 2005). Bien sûr, l’apparence n’implique cependant pas nécessairement l’homosexualité. Mais cette position réaffirme tout simplement qu’un homme ne peut être attiré que par une femme. A l’époque antique il n’en allait pas de même. Ceux qui par trop fréquentaient les femmes et « déviaient des normes du genre masculin en préférant la douceur de l’amour à la dureté de la guerre » (Halperin, 2002, 30), étaient qualifiés de malthakos, de mou, d’efféminés. Il faut aussi nous souvenir que dans les sociétés doriennes l’amour pédérastique marquait l’intégration au corps social et au groupe de guerriers. Le désir amoureux entre hommes participait ainsi de la construction et de l’organisation de la vie collective. Socrate, s’inspirant peut-être du « bataillon sacré » thébain, célèbre pour ses victoires et sa force, mais aussi pour être composé uniquement de guerriers homosexuels, était convaincu que la meilleure armée du monde serait celle qui saurait réunir en ses rangs des amants capables d’accomplir les plus grands exploits en raison de leur attachement réciproque. Le héros antique, contrairement au héros sportif contemporain, pouvait donc être « pédé » sans perdre pour autant les qualités attribuées illusoirement et sans raison scientifique particulière à l’homme hétérosexuel aujourd’hui !
Lourdeur des contraintes et structures sociales.
Même si la permissivité de l’opinion à l’égard des homosexuels a considérablement crû depuis une décennie, ils sont en fait bien souvent encore condamnés à la dualité sociale à moins qu’ils n’arrivent, comme le propose Wieviorka (2001), à opérer « un renversement du stigmate » comportant deux dimensions entremêlées : un travail de l’acteur sur lui-même qui doit s’accepter sans réserve, ni honte, ni gêne et la confrontation de sa personnalité au regard de la société sans crainte des jugements rendus ou potentiels. Les récents débats sur le PACS ou sur l’adoption d’enfants par des couples homosexuels démontrent davantage une tolérance grandissante à leur égard qu’une réelle acceptation et intégration dans le corps social en tant qu’individus différents mais égaux devant la loi et aux yeux de tous. Les sportifs homosexuels se sentent ainsi prisonniers de leur appartenance identitaire qui les condamnent au silence ou à la perfection. Le moindre faux pas leur est inenvisageable. En se révélant homosexuels ils ont tout à la fois peur de perdre ce statut de héros mais sont aussi effrayés de (re)devenir dans la défaite ou l’échec des « pédés » disqualifiant ainsi leur communauté toute entière plutôt que de l’aider à faire accepter sa différence comme le montre cet extrait d’entretien :
Tu sais j’ai peur en affirmant mon homosexualité que cela choque mais que tout se passe bien au fond tant que je serai bon, que je gagnerai, mais après ? Si je perds ? Est-ce que je resterai un sportif ou est-ce que je serai une tapette ? Le dire c’est bien, cela rendra peut être service aux autres homosexuels et après quand je perdrai est-ce que cela ne sera pas parce que je suis pédé ou la faute de tous les pédés ?
Au regard de la société le sportif homosexuel est ainsi bien souvent contraint d’assumer une identité et une sexualité duale : réelle d’une part, vécue au quotidien, mais cachée aux yeux de tous pour se protéger des lazzis, quolibets et jugements de valeurs et, supposée d’autre part, pour les journalistes et les spectateurs qui imaginent dans ce sportif un hétérosexuel accompli. Cette dualité sociale oppose ainsi quotidiennement la sphère privée à la sphère publique. On peut légitimement dès lors se demander dans quelle mesure cette double vie imposée, soit par la société soit par le sportif lui même, n’induit pas une désorganisation des résultats et de la performance ?
Ce qui s’applique aux sportifs n’est en fait rien d’autre que le vécu quotidien des homosexuels ordinaires protégés du pouvoir des médias mais exposés davantage encore, peut-être, à l’opprobre générale. Il n’y a pas si longtemps que l’homosexualité, n’est plus pénalisée et a droit de citer. Si les Love parade de Berlin ou les Lesbian and Gay prides de Paris offrent une visibilité et un droit d’exister, elles marquent surtout un changement dans la morale mais aussi des mentalités d’une grande partie de nos concitoyens. Le lancement de Pink TV en France au mois d’octobre 2004[7] permettra de préciser ce degré d’acceptation sociale en même temps qu’il est susceptible d’améliorer les sorties de placard en renforçant une culture gay à partir des émissions regardées, comme ce qui se passe tous les lundis pour la majorité des téléspectateurs.
La honte est aujourd’hui davantage du côté des homophobes que des homosexuels. Mais l’héritage de la morale judéo-chrétienne, des législations, des persécutions et des brimades en tous genres restent très prégnantes. Le poids social et l’arbitraire subi depuis des siècles imposent toujours aux homosexuels prudence et réserve dans l’affirmation de ce qu’ils sont, de ce qu’ils vivent. L’homophobie et la honte sont à ce point intériorisées que beaucoup préfèrent rester cachés. Quelques exemples suffisent à le prouver. La bible a condamné l’homosexualité à maintes reprises (Genèse XVIII et XIX ; Corinthiens VI ; Juges XIX ; Lévitique XVIII et XX ; Romains I ; Sagesse XIV). L’homosexualité resta passible de peine de mort dans la plus grande partie du monde chrétien jusqu’au 18ème siècle. Le pape Paul VI réaffirma la condamnation de l’homosexualité en 1976 qui restera ainsi dans l’esprit de tout un chacun assimilée au vice, au péché, au crime ou à la perversion. Les homosexuels furent internés dans l’Allemagne nazie et certains furent jetés vivants aux chiens pour être dévorés devant leurs congénères. Ce n’est enfin que dans les années 1980 que les lois anti-homosexuelles furent abrogées en France, entraînant la suppression du fichage par les Services des Renseignements Généraux ainsi que les brigades spécialisées des préfectures de police chargées de les contrôler et de les interpeller.
« Certains savent et d’autres non » : l’essentiel est de ne pas déranger.
Au sein de la sphère sportive on ne peut pas vraiment parler de dualité sociale : chacun sait qui est et ce que fait l’autre. A défaut il faut bien admettre qu’il est attendu des sportifs homosexuels qu’ils soient « invisibles ». Il s’agit presque d’un « secret de famille ». Chacun sait mais personne n’en parle. Le sujet est tout simplement éludé. Dans le sport de haut niveau l’homosexualité est tolérée sous un certain nombre de conditions : de ne pas être dragué, de ne pas s’afficher ou de ne pas afficher ses sentiments, de ne pas en parler, réaffirmant par la même le tabou social en la matière. A l’inverse, aucune remarque désobligeante ou blessante n’est adressée à celui dont le style de vie en dehors des terrains sportifs diffère de la norme sociale habituelle. Le positionnement dans le sport masculin, fût-il collectif, est bien différent de ce qui se passe dans le sport féminin où certaines équipes sont composées exclusivement d’homosexuelles dans lesquelles la règle tacite de recrutement, de cooptation ou d’acceptation est que la nouvelle le soit aussi (Bodin, Héas, 2002). Cette « acceptation sous réserve d’invisibilité » est évoquée de manière très concrète de différentes manières :
Dans le groupe personne ne m’en a jamais parlé ou au début si : ta copine vient te chercher après le match ? Comme je répondais non et que finalement ils ne m’ont jamais vu avec une fille plus personne ne m’a branché sur le sujet. Je sais que certains sont au courant maintenant parce que le sport est un tout petit monde et puis voilà ! Personne ne m’en parle. Moi non plus d’ailleurs
Ils ont tout de suite su que j’étais homo car il y en avait un qui le savait mais personne ne m’a jamais fait de remarque. Les rares fois où mon ami est venu me chercher il a été accepté sans problème par le groupe. Bon c’est vrai que l’on ne s’affiche pas non plus et puis peut être aussi… en y réfléchissant bien… qu’ils l’ont accepté… comme un copain à moi pas comme mon compagnon ! Ils ont fait semblant de ne pas voir ou pas comprendre quoi ! Finalement c’est peut-être eux les plus gênés
Je n’ai jamais eu de réflexions aucune. On peut pas dire qu’ils soient gênés, personne n’en parle c’est tout. Bon c’est vrai que dans le vestiaire il n’y a pas de blagues graveleuses comme quand ils ne savaient pas. Il n’y a plus de remarque du type celui-là « c’est une vraie gonzesse » ou des trucs comme ça. Non rien ! Ils parlent de filles devant moi, avec moi même comme si je partageais la même chose qu’eux. Mais mon ami n’est jamais venu ni aux entraînements, ni aux compétitions alors aussi ils m’acceptent peut être grâce à ça. On les dérange pas quoi. On fait tous comme si de rien était et tout se passe sans problème
A travers ces propos se ressentent bien les tensions cristallisées qui façonnent et structurent les relations au sein même de la sphère sportive. L’homosexuel est toléré et accepté, car c’est un coéquipier, un partenaire d’entraînement et de compétition sur lequel on peut compter et avec lequel il faut compter. Mais la barrière entre la sphère privée et publique est ici très nette. Tout ne peut être partagé. A moins peut être que le sportif habituellement confronté à l’amitié virile ne sache comment s’y prendre, ni que dire ou faire je ne comprend pas cette phrase ! cea fait un peu passer l’homo pour le mal adapté du coin, non ?! !. Le sportif homosexuel garde pour sa part une certaine réserve dans ses rapports sociaux qui n’est pas sans rappeler les propos de Chauncey (2002) sur « la « double vie » de la génération d’avant Stonewall ». A l’inverse les autres sportifs font « comme si », acceptent la situation parce que c’est un coéquipier et qu’il sait maintenir une réserve et une discrétion sur la question. Remarquons que la retenue semble réciproque : les sportifs se targuant ouvertement de leur hétérosexualité restreignent leurs allusions sexuelles péjoratives… Ce faisant, ils participent au maintien du secret et protègent leur partenaire sportif Même s’il s’agit d’un « secret de polichinelle » celui-ci reste préservé. Aucune remarque ou déclaration, qu’elle soit désobligeante ou non, ne filtre sur l’homosexualité supposée d’un membre du groupe dans les médias. Il s’agit bien d’une « famille » qui fait clan et corps en protégeant la réputation de l’ensemble de ses membres. Il y a ici tout à la fois respect de la vie privée d’autrui, amitié, valeurs sportives, efforts, recherche de performances, partagés mais peut-être également auto-protection car, la révélation malencontreuse de l’homosexualité d’un sportif pourrait éventuellement avoir des répercussions sur l’ensemble du groupe ou du sport en question (supposés hétérosexuels comme nous l’avons indiqué précédemment). Ce double impératif moral de protéger ses coéquipiers « gays » tout en se protégeant afin d’éviter toute révélation « scandaleuse » renforce bien souvent les relations de confiance entre sportifs, gays et hétéros :
Tu sais ce qui est très différent pour moi c’est la confiance que j’ai en eux. Je sais qu’ils n’en parleront jamais à l’extérieur. Et ça c’est super. Ils ne me jugent pas ou au moins je pense mais ils ne me trahiront pas non plus. Rien que pour cela. Je ferai tout aussi pour les aider si je peux car je ne sais pas, j’en suis même certain que c’est pas pareil pour ceux qui n’ont pas la chance d’être sportifs, pour ceux qui travaillent dans un bureau ou n’importe où. Pour eux ce n’est pas sûr que personne ne le répétera et dans ce cas là ils perdront peut-être tout espoir de promotion ou autre
Moins proches que leurs coéquipiers l’attitude des dirigeants est identique et s’inscrit également dans le statu quo : s’ils sont vraisemblablement au courant, ils n’en parlent pas. Il y a néanmoins déni de reconnaissance et d’existence, certains n’hésitant pas à déclarer que : « cela ne les regarde pas, qu’ils ne veulent pas savoir ce que font leurs sportifs en dehors des entraînements et des compétitions ». Peut-on pourtant concevoir pour la réussite d’un athlète pareil découpage des sphères privées, publiques, sportives, etc. ?
A l’heure du marketing le sportif homo a t-il un avenir médiatique ?
L’absence de coming out trouve aussi son origine dans la marchandisation du sport et du sportif. Certains évoquent le fait que leurs sponsors individuels leur ont promulgué moult recommandations sur la révélation ou l’affichage de leur homosexualité, leur demandant « de donner le change », de s’afficher de temps à autres avec des femmes. Dans tous les cas ceux qui n’ont pas reçu de telles directives ressentent d’eux-mêmes la nécessité de rester cachés sous peur de perdre leurs contrats. Il y a donc encore à ce niveau nécessité d’entretenir la dualité sociale et de préserver l’image du sportif mâle obligatoirement hétérosexuel. La logique communicationnelle ne semble pas différer de l’héritage social. Pour tenter de préciser ce point, nous avons interrogé le directeur du marketing d’une grande marque en lui demandant si sa société sponsoriserait un athlète homosexuel ? La réponse s’avère complexe et pleine de précautions oratoires :
C’est très complexe comme cela. Il faudrait étudier très précisément la question. Car il faut exposer le problème à différents niveaux : s’agit-il d’un sportif confirmé ou en devenir ? Quelle est son image : s’agit-il d’un athlète adulé du public ou non ? A t-il révélé son homosexualité ou pas ? Cette première série de questions s’ajoute bien évidemment à celles que nous nous posons habituellement : est-il un vecteur potentiel de communication ? S’inscrit-il dans notre secteur de marché ? En quoi peut-il nous permettre de développer nos parts de marchés, d’en conquérir de nouvelles etc. ? Il est certain que dans l’état actuel des choses en France comme en Europe la situation s’améliore, les homosexuels sont mieux acceptés mais, peut-on associer notre marque à un sportif homosexuel pour autant ? C’est très délicat. Ce n’est pas faire de la discrimination en disant cela. Il faut tout simplement accepter l’idée que notre démarche n’est pas philanthropique. Elle s’inscrit dans une logique économique qui détermine l’image de l’entreprise et son avenir immédiatement mais pour longtemps. Tout faux pas est interdit. J’aurais tendance à dire que si la rumeur sur son homosexualité n’entachait en rien sa popularité cela ne poserait aucun problème. Dans les autres cas… Bon pour les plus forts c’est toujours plus facile : regardez Navratilova en tennis, cela ne gênait personne. Il y a maintenant une autre dimension à considérer c’est le devenir de la communauté homosexuelle, son intégration dans la population. Regardez aujourd’hui tout le monde se moque que le maire de Paris soit homosexuel. Cela n’aurait pas été concevable il y a dix ou vingt ans. L’évolution des mœurs et des mentalités peut très bien bouleverser notre approche en la matière. Il faut aussi regarder la communauté homosexuelle comme un groupe de consommateurs à part entière. Cela pourrait aussi s’inscrire dans une logique commerciale qui ciblerait ce public précis. Je ne crois pas que nous en soyons là mais qui sait ?
Les précautions semblent infinies. Les raccourcis faciles. La révélation de Navratilova n’a pas été aussi aisée, ni l’acceptation de Delanoë aussi totale et consensuelle… aujourd’hui encore. L’hypothétique rumeur concernant un athlète très connu sans précision ou exemple concret ressort de la supputation plus que d’une préoccupation quotidienne de son entreprise. Les propos politiquement corrects étouffent largement les considérations matérielles qu’il revendique d‘ailleurs. Son soutien prudent à « la cause » homosexuelle se résume finalement à un suivisme social.
REVELER L’IMPENSABLE EST-IL NECESSAIRE ?
L’identité collective entre engagement…
Faire son coming out ne semble pas plus aisé dans le sport de haut niveau que dans le reste de la société. Mais est-il vraiment nécessaire que les sportifs le fassent ? Ne faut-il pas tout simplement considérer que les pratiques sexuelles relèvent de la sphère privée et qu’à ce titre, hormis les cas délictueux (atteintes aux mœurs, pédophilie, viol etc.) elle n’a pas à être révélée. Demande t-on aux sportifs hétérosexuels de s’affirmer en tant que tels ? Dans un souci égalitariste, ou pour se donner bonne conscience et prouver que nous ne sommes pas homophobes nous insistons peut-être trop sur un acte qui a pour première valeur de faire oublier à tous le scandale de la mise à l’écart d’une partie de la population sous les prétextes les plus fallacieux. Dans un souci d’intégration et de reconnaissance le coming out s’impose cependant comme le recours le plus efficace de toute une communauté, souvent bafouée, qui en se révélant cherche à s’affirmer et se protéger. Car si faire la sociologie de la différence revient à s’intéresser aux questions d’exclusion, d’inégalités, de discrimination, de disqualification ou de ségrégation, c’est aussi et surtout s’interroger sur la manière dont les identités collectives se forment et « se déforment » ainsi que sur la place du « sujet » au sein de celles-ci.
Si faire son coming out revient comme le suggérait Sartre à mettre fin à la honte comme « conscience de soi sous le regard d’autrui » (1943, 263), l’enjeu ne peut se limiter cependant à libérer l’individu en lui permettant d’assumer sa honte, d’accéder à une intégrité personnelle ou à un équilibre psychologique. L’enjeu est communautaire et la revendication n’est que la volonté d’accéder au quotidien à tous les possibles d’une société démocratique quel que soit le domaine : vie civile, travail, sport, etc.
Révéler son homosexualité dépasse l’homme et consiste à s’exposer chaque jour plus nombreux et de manière plus visible pour mieux se fondre dans la masse, c’est à dire être intégré et assimilé sans craindre l’opprobre ou la discrimination. C’est aussi un message adressé aux autres qui n’osent pas le faire leur signifiant qu’ils ne sont pas seuls. Le coming out est donc une affirmation de soi mais aussi un défi qui marque l’engagement de l’individu dans un acte solidaire et politique. « Pour cesser d’être confinés dans l’espace privé ou considérés comme dégénérés (homosexuels) […] les acteurs qui construisent l’identité collective deviennent des militants qui interpellent la société » (Wieviorka, op. cit. 129). Ainsi pour ce militant d’une organisation homosexuelle :
Pour nous aujourd’hui que des hommes politiques n’hésitent plus à reconnaître leur homosexualité est un acte fort qui participe de notre reconnaissance et de notre acceptation. Il en faudrait davantage. Certains se cachent toujours par peur des représailles. Il faudrait que des grands dirigeants d’entreprises, des hauts fonctionnaires, des chercheurs, des sportifs de renom bref, des gens qui comptent dans la société et qui sont homos le révèlent. Cela permettrait à l’ensemble de la population de constater d’une part que les homosexuels sont des gens normaux, qu’ils fréquentent ou qu’ils voient, qu’ils appréciaient, sans connaître leur sexualité et, d’autre part cela faciliterait l’intégration de ceux qui n’ont pas la chance d’être connus, qui se situent à un niveau social moins élevé et qui quotidiennement subissent l’oppression, la défiance ou la mise à l’écart. Dans tous les cas cela nous donnerait une visibilité pour faire reconnaître nos droits
S’il est concevable que la revendication devienne un acte militant est- il possible néanmoins de concevoir que cette identité collective puisse se construire sans heurts ni douleurs, sans crises ni conflits ? Ce serait réduire l’identité collective à un ensemble d’individus homogènes dans leurs choix, calculs, envies et raisonnements. Les antagonismes relatés par Chauncey entre la génération d’avant et après Stonewall, entre ceux qui désiraient « rester dans le placard » et ceux qui souhaitaient en sortir, s’appliquent également aux sportifs « gays ». Si la visibilité revendiquée est une stratégie politique elle s’oppose ainsi bien souvent à celle des sujets qui désirent rester libres et maîtres de leurs choix sans se voir imposer au nom d’un intérêt collectif un acte qui les engage individuellement.
… et dégagement.
La construction d’une identité collective oscille ainsi entre des intérêts complexes et parfois divergents qui induisent en permanence un engagement et un dégagement des individus qui y adhèrent. Certains n’ont pas envie de faire part de leur homosexualité pour des raisons autres que la préservation de leur carrière sportive. Si leur homosexualité est connue dans le milieu sportif, elle ne l’est pas toujours dans la famille.
Comment pourrais-je le révéler au monde entier alors que je ne l’ai même pas fait à mes parents ? Parfois ils me voient dans des magazines avec de jolies femmes et me demandent si un jour je vais leur présenter la femme de ma vie ? Comment leur dire ? Alors qu’ils me mettent sur un piédestal ?
D’autres n’adhèrent pas à la communauté homosexuelle :
Je suis ce que je suis mais cela ne regarde que moi. Pourquoi veux-tu que j’en fasse part à tout le monde ? Je ne me sens pas l’âme d’un homosexuel qui parce qu’il est sportif de haut niveau devrait défendre les intérêts de tous les homosexuels. Si un jour je fais mon coming out cela sera pour moi pas pour faire avancer les choses. De toute façon ça me semble illusoire. Cela ne peut m’apporter que des problèmes avec mes coéquipiers, ma famille… et je ne suis pas bien sûr que ce soit vraiment utile pour tous les homosexuels de s’afficher comme cela
A cette question de l’engagement dans et pour la cause homosexuelle à travers leur coming out les réponses sont unanimes pour ne pas le faire mais ne sont cependant pas unitaires. Ainsi la référence à une identité « apparaît de moins en moins de l’ordre de l’ascription ou de la reproduction et toujours plus de l’ordre du choix » (Wieviorka, op. cit. 142) de chacun des individus qu’il s’agisse de la rejoindre, de l’affirmer, de s’y reconnaître, de la revendiquer ou de la rejeter. Mais alors que les militants les plus engagés considèrent la dualité sociale comme une hypocrisie et un refus de sa personnalité, d’autres la voient comme un enrichissement, une appartenance culturelle multidimensionnelle ou plus simplement une sécurité :
Je ne sais pas si en faisant mon coming out cela me causerait des ennuis mais en tout cas, je ne veux pas essayer non plus. Mes amis ne connaissent rien de ma vie. Je ne leur demande rien de la leur et ils ne me demandent rien de la mienne. Mais ce qui est certain c’est que je n’ai pas de problème. Je ne suis pas mis à l’écart. Je fréquente tout le monde, les soirées se passent bien, je suis invité chez les uns et les autres avec leurs amies et puis c’est tout. Quand ils viennent chez moi, peut être certains le savent-ils et ne m’en parlent pas, d’autres doivent se dire qu’ils ne m’ont jamais vu avec une copine… Bon mais ma vie est normale. Je ne suis pas là à tendre le dos
L’identité collective permet à chacun de se construire mais elle offre dans le cas précis de l’homosexualité bien souvent trop peu de chances de s’en écarter. En se déclarant les sportifs prennent des risques, se sentent marqués du sceau de l’infamie et prisonniers de l’identité. Si celle-ci est une ressource, un repère ou une référence permettant un reversement du stigmate dont les homosexuels sont victimes au quotidien, elle n’offre que peu de possibilité de s’en dégager. Sans entrer en conflit avec leur identité collective ou les mouvements qui la défendent les sportifs préfèrent ainsi très souvent la taire pour « mieux » vivre leur carrière sportive. La visibilité sportive leur permet peut-être, c’est une hypothèse, de mieux vivre la face cachée de leur vie. En cela, ils ne font que reproduire la dualité du système qui les promeut. Le sport oscillant entre violence cachée et contrôle manifeste de la violence, exploit médiatisé et défaite disqualifiante, valorisation exponentielle et désacralisation punitive, etc. Au-delà de cette polarité, le sport comme édifice genré subi depuis plusieurs années, des changements profonds : la féminisation, même relative, constitue un changement susceptible d’améliorer sensiblement les rapports de force en présence.
En outre, le développement récent des mouvements sportifs homosexuels en France et en Europe va peut-être bouleverser rapidement ce constat… comme l’événement de Stonewall a pu le réaliser ailleurs. Il est susceptible de le transformer radicalement : les valeurs sociales du moment peuvent, en effet, péricliter et bouleverser le visage futur des pratiques corporelles et physiques. Les innombrables violences du sport dominant participant comme effet pervers à ce mouvement (Bodin, Robène, Héas, 2004)…
Notes
[1] Institut national du sport et de l’éducation physique 12 avenue du tremblay 75012 Paris
[2] Reprenant à travers ce néologisme « l’homosexualité désexualisée » de Bastide in Encyclopédia Universalis,1980, 1034).
[3] Attention à ne pas figer les identités : se déclarer homosexuel(le), vivre une relation homosexuelle, n’est en aucun cas synonyme d’homosexualité permanente ou systématique… ce que les travaux sur les minorités sexuelles oublient trop souvent selon nous.
[4] Faire la révélation de son homosexualité. On parle aussi de « sortir du placard ».
[5] Pour des raisons d’anonymat les pratiques sportives ne seront pas mentionnées. Tous appartiennent aux listes d’athlètes de haut niveau du Ministère des Sports. Huit pratiquent des sports collectifs et quatre des sports individuels. Tous sont des sportifs connus dont les divers médias ont eu l’occasion plus ou moins souvent de vanter les exploits. Aucun n’a fait médiatiquement ou publiquement, au sein même de sa fédération, de son club ou de son équipe son coming out. Nous les avons rencontrés grâce à notre réseau dans le sport de haut niveau.
[6] C’est nous qui faisons disparaître le sport.
[7] Chaîne du câble qui n’est pas simplement locales comme la plupart de ses consœurs de part le monde.
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