LE MONDE | 19.06.2018 à 12h00
Stéphane Héas (Sociologue à l’université de Rennes 2),
Manon Eluère (Doctorante à l’Ecole normale supérieure de Rennes)
Historiquement, le football est marqué par l’empreinte masculine
Les chercheurs Stéphane Héas et Manon Eluère estiment, dans une tribune au « Monde », que le ballon rond reste un sport androcentré qui est encore loin de se réformer.
Tribune.
Le développement du football féminin est « progressif » en France depuis plusieurs années maintenant. Les effectifs restent faibles en pourcentage du total des pratiquants et licenciés (7 % en juin 2017), mais le nombre de sections, voire de clubs féminins, augmente sur notre territoire. Les résultats de l’équipe A participent de cet engouement avec ses figures célèbres telle Louisa Necib présentée comme la « Zidane au féminin ».
Son développement, long et erratique, a pu et peut toujours contrebalancer l’image négative du football masculin à la suite des affaires de hooliganisme (e.g. la mort d’un homme en 2010 lors d’une rencontre PSG/OM), mais aussi des matchs truqués à raison d’arrangements et/ou de paris sportifs (OM/VA…). Face à ces formes de violence et de tricherie, la participation des femmes (et des enfants) sur le terrain et dans les gradins était/est censée adoucir les pratiquants, les supporters, freiner leur élan enthousiaste, et parfois violent. Bref, réduire les déviances constatées. Il permet plus prosaïquement à la fédération de féminiser ses licenciés, à grand renfort de soutien financier ministériel.
Historiquement, le football est marqué par l’empreinte masculine (deux sélectionneuses sur les huit de l’inventaire officiel de la FFF pour l’équipe nationale féminine senior[1] depuis 1971, soit à peine plus de 10 années d’encadrement féminin sur près d’un demi-siècle). Concrètement et logiquement en France, le plus souvent, ce sont des hommes qui entraînent des joueuses, voire des hommes qui les regardent jouer. Les jeunes filles pratiquent donc largement dans un milieu androcentré. Si un frémissement vers une féminisation de la pratique du football est noté, pour autant, faible est l’évolution des formations fédérales et des mentalités prenant en compte la réalité du football féminin. Ainsi, les comportements de joueurs, entraîneurs, dirigeants, lors des exercices proposés, lors des matchs ou des temps périphériques aux entraînements et compétitions interpellent, a minima. Des joueuses rapportent lors des entretiens d’accompagnement au sein des pôles Espoir une inadéquation entre leurs recherches de performances footballistiques et les comportements et/ou les discours de certains entraîneurs. Des enquêtes sociologiques réalisées depuis le début des années 2000 soulignent les difficultés de représentations même de la figure de la joueuse de football, et incidemment les écueils de l’intégration des joueuses dans ce milieu ; au point qu’il arrive que des joueuses dissimulent à leurs proches (amis, voire aux membres de la famille) leur pratique footballistique. Les films “Joue-là comme Beckham” (2002) et plus récemment “Comme des garçons” (2018) ont romantisé ce comportement conservateur courant (e.g., le père veut protéger sa fille de “mauvaises fréquentations” au point de refuser la pratique sportive à son enfant).
Une enquête en 2017 par questionnaire internétique relève les faibles échanges, voire les réelles incompréhensions entre joueuses et entraîneur : 54% des joueuses ne parlent pas librement avec leur coach[2]. Le management des émotions par l’entraîneur apparaît polarisé : la colère par exemple est “mal gérée” selon 30% des joueuses versus “bien gérée” par 30%…Les commentaires confinant les joueuses à leur apparence physique, et soulignant l’intérêt qu’elles ont à rester belles dans l’effort sont légion. Des observations directes relèvent les hiatus communicationnels entre entraîneur et joueuses, parfois les perles symboliques soulignant l’exclusion :
- (début de saison, septembre 2017) Il est prévu de se retrouver au restaurant le soir avant de sortir en équipe. Dans la voiture Fanny dit qu’elle « est habillée en pute ». Une joueuse lui demande pourquoi elle dit ça et elle répond « bah oui, je suis habillée en pute, en fille quoi »
- Lors d’un exercice, une joueuse continue à jouer bien qu’étant hors-jeu, l’entraîneur des gardiens (absent d’habitude à l’entraînement) répète trois fois de suite : « Tu es hors-jeu, ma grande ». Le ton condescendant employé vexe la joueuse qui en parlera ensuite, hors terrain.
- Au tout début d’un entraînement, le coach fait un long speech sur l’importance de l’engagement, du travail, de la rigueur pendant les entraînements, puis conclut par une remarque qui décrédibilise son discours : « Il faut souffrir pour être belle ! ». En fin d’entraînement lors de la séance de gainage, il lance : « Vous me remercierez l’été prochain ».
- Régulièrement au cours de la saison le coach rappelle aux joueuses de ne pas dire de gros mots à l’entraînement et en match, à la fois car elles sont censées être des modèles pour les plus jeunes du club mais aussi, et il insiste sur ce point, parce que “ce n’est pas joli pour des filles !”.
Ces quelques données d’enquêtes rappellent qu’aujourd’hui encore la relégation des joueuses intervient dans le milieu du football, peu enclin à se réformer. Malgré parfois de fortes incitations à se contrôler, les jurons pleuvent sur les terrains : « La salope », « Putain de mes couilles », « Nique sa mère »… Ces insultes et provocations sont mises en œuvre aussi par des joueuses en match ou en prévision d’un match : « Sale temps pour les grosses ! » (lancé à une joueuse en surpoids alors que le match se déroule sous une chaleur étouffante). Le ton de la blague offre une expression à ces situations : « Je me suis laissée pousser les ongles pour pouvoir lui faire mal au match retour ». Ainsi, pour faciliter leur intégration, les joueuses jouent au/le jeu, machiste et violent, tel qu’il existe. Ce phénomène est observé auprès d’autres minorités comme moyen de lutter contre l’exclusion (raciste, homophobe…) des équipes sportives. La joueuse agit et s’exprime conformément au milieu footballistique, quitte à dégrader l’adversaire et soi-même au passage.
Ces quelques éléments ne visent pas à charger le milieu footballistique, ils rappellent que l’inclusion des sportives est un processus récent et toujours délicat… Les joueuses elles-mêmes, à travers les normes footballistiques incorporées, participent à leur manière à la (lente) féminisation du football en France.
Références
Gully-Lhonoré, C, Héas, S, Marivain T, (2017). “Relationship between female soccer players and their trainers nowadays in France”, World Conference on Science and Soccer, Rennes, 1er juin.
Héas, S, Bodin, D, Amossé, K, Kerespars, S, (2004). « Football féminin : » C’est un jeu d’hommes » », Cahiers du Genre, 1(36), 185-203.
Héas, S, (2010). Les discriminations dans les sports ; entre inégalités, médisances et exclusions, Nancy, PUN.
Nneme Abouna, M-S, Lacombe, P, (2003). « La construction de l’espace du football au féminin : un processus de construction du genre ? », Socio-logos [En ligne], 3, mis en ligne le 09/11/08, consulté le 26/01/17. URL : http://socio-logos.revues.org/1982
Prudhomme-Poncet, L, (2002). Ces dames du ballon rond : histoire du football féminin en France au XXème siècle, thèse STAPS, Lyon.
Notes
[1] Le site de la FFF reprend le code couleur dominant pour distinguer les informations sur le football masculin (en bleu) et féminin (en rose)… Cette logique binaire n’est pas appliquée sur tout le site, simplement sur l’unique page du site qui met en parallèle joueurs et joueuses. https://www.fff.fr/equipes-de-france. Consulté le 13/06/18.
[2] Cette enquête ne dégage aucune différence statistique significative de soutien selon que l’entraîneur est un homme ou une femme… ce qui complique singulièrement les leviers de changement possibles.
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denial
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