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Daphnée Leportois — 14 septembre 2018 à 7h00 — mis à jour le 14 septembre 2018 à 7h44
Quand un bouton semble bien mûr, vous n’avez qu’une envie: presser sur sa tête blanche et en extirper le jus. Une récolte rendue d’autant plus jouissive par le culte de la beauté et l’hygiénisme de notre société.
À chaque fois, c’est pareil. Dès qu’un gros bouton renflé vous saute aux yeux, vous aimeriez approcher vos deux pouces, presser cette protubérance replète et gorgée de pus et la faire tout bonnement sauter. Pincement, giclement, soulagement. Peu importent les recommandations des médecins, qu’il faille s’être au préalable lavé les mains, écarter la peau plutôt que la comprimer, désinfecter ensuite la plaie ou que vous risquiez d’avoir des cicatrices.
C’est comme si votre chair vous faisait un appel du pied, enfin de la pustule, et vous le réclamait. Allez, juste une petite pression supplémentaire histoire de la relâcher. Un peu comme lorsque vous vous trouvez devant du papier bulle et le percez: effet relaxant garanti. Mais pas tout à fait. Parce que, derrière cette trituration presque pulsionnelle, il y a aussi l’idée pressante et totalement incorporée que notre peau doit être lisse, veloutée et qu’il faut souffrir pour être belle.
Car, il faut l’admettre, appuyer sur le bourgeon purulent a ceci de différent avec la perforation de cet emballage protecteur en plastique: ça fait mal. Si, quand ça «pop» d’un coup, la douleur est brève et souvent peu intense, lorsque le bouton n’éclate pas de suite (voire pas du tout) parce que vous avez voulu le cueillir avant l’heure ou qu’il reste une poche de pus récalcitrante profondément enfouie, ce peut être vraiment crucifiant de le manipuler sans relâche. Est-ce alors du masochisme, un plaisir trouvant son origine dans le supplice, ce qui expliquerait que l’on fasse fi du risque de cicatrice? Pas forcément.
Sans imperfections
Ainsi, les individus souffrant de dermatillomanie, un trouble obsessionnel compulsif «caractérisé par la vérification, le triturage et/ou le grattage excessif de la peau induisant des lésions des tissus», le grattage consistant à «scruter tous les défauts de sa peau (bosse, bouton, irrégularité…) puis à enlever les imperfections avec ses ongles ou outils spécifiques» comme le tire-comédon, peut-on lire sur le site de la psychologue clinicienne Alexandra Rivière-Lecart, qui a cofondé le Groupe d’études sur la dermatillomanie, n’ont pas un comportement d’automutilation.
«Les personnes atteintes du trouble de dermatillomanie ne souhaitent pas se causer de la douleur afin de soulager un sentiment trop pénible ou pour reprendre le contrôle sur leur corps, comme ceux qui se coupent ou se brûlent eux-mêmes. Les dermatillomanes, dans leurs comportements, cherchent un acte agréable qui soulage, suite à des remords ou une certaine détresse.»
«Même si l’acné n’est pas un symptôme d’absence d’hygiène, le pus et les humeurs y sont associées dans l’imaginaire collectif»
Mais quelle est donc la saveur de cette épreuve? «L’acte de faire sortir le bouton est soulageant; comme ce sont en règle générale des personnes pouvant être inhibées et dans le contrôle de leurs émotions, c’est une façon pour elles de réguler leurs émotions, le stress, la colère», détaille sa consœur Carla De Sousa, praticienne à Dermatillomanie France. Une expression sébacée plutôt que phrasée qui a l’avantage de faire disparaître les «“stigmates” sociaux, comme le dit Erving Goffman, dont le corps est porteur», indique la docteure en sciences de l’information et de la communication Justine Marillonnet. Et ce, quel que soit le degré d’éclatement de boutons.
Même sans devenir une manie si fréquente qu’elle en est handicapante, cet acte revient en effet à «effacer les traces, les marques physiques, les indices qu’autrui interprète en observant son prochain, poursuit Justine Marillonnet. Or, les boutons sont autant d’indices: de l’âge, de l’hygiène; même si l’acné n’est pas un symptôme d’absence d’hygiène, le pus et les humeurs y sont associées dans l’imaginaire collectif».
Douleur efficace
Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’imperfections, parfois même d’impuretés, d’une peau «sans défauts». «N’est-ce pas d’abord le grain de peau qui est retouché sur Photoshop? C’est presque une charte pour les images médiatiques: pas de brillance, pas de pore visible, pas de boutons, bref, pas de peau!» fait remarquer celle dont la thèse a porté sur les images de mode et la presse magazine féminine.
Comme l’écrit également la chercheuse Alexie Geers, spécialiste des représentations genrées, «la peau [idéale] doit être veloutée, fraîche, saine, ce qui passe par une lutte contre la visibilité des pores, les points noirs et les boutons». Qui plus est sur le visage, censé être le miroir de l’âme. «Les personnes dermatillomanes recherchent la perfection: elles sont très exigeantes envers elles-mêmes et transposent cette vision sur leur peau et leur visage; cette image lisse est censée refléter leur valeur. L’objectif est d’enlever les imperfections perçues», précise la psychologue Carla De Sousa. Idem quand on ne se triture que de manière sporadique.
La douleur intervient alors comme une sorte de signal, à l’aune duquel l’opération de nettoyage de la peau sera perçue comme réussie ou non. «La douleur est presque une mesure d’efficacité de l’action que l’on a sur son corps, dans l’idée que, tant que ça ne fait pas mal, ça ne fait pas effet. On retrouve la même idée dans le sport. Percer un bouton est un des nombreux gestes qui viennent illustrer cette manière d’être plus générale», pointe Justine Marillonnet. On est en plein dans le «il faut souffrir pour être belle»: «Foucault parlait du contrôle des corps par la société. Il y a ici aussi une contrainte puisqu’il s’agit d’aller contre-nature pour obtenir un corps social cohérent», sans aspérités.
Vision sébacée
C’est aussi ce qui peut donner envie de percer les boutons des autres (que celui ou celle qui n’a jamais pétri avec satisfaction le dos voire les fesses de son +1 pour rayer de sa vue ce petit obstacle épidermique jette la première pierre). «C’est comme si on en voulait aux autres de nous imposer cette vision-là, comme si on souhaitait être dans un monde parfait dans lequel nos yeux ne se poseraient que sur de la beauté et de l’esthétisme», ponctue Justine Marillonnet. Autre explication de cette joie primaire à exploser les boutons d’autrui, voire à juste regarder quelqu’un le faire (qui rend aussi le perçage de boutons bien supérieur à l’explosion de papier bulle): le fluide jaillissement qui l’accompagne.
Ne faites pas semblant. Un vrai régal. Vous vous en pourléchez les doigts. Sinon, les vidéos de boutons bien mûrs qui se font éclater et de points noirs qui se tortillent en dehors de leur cavité n’auraient pas autant de succès. Et on ne trouverait pas non plus dans le commerce le «pop it pal»(pour «pète-le, mon pote»), cette sorte d’éponge qu’il suffit de presser pour en faire sortir du faux sébum et qui, à la fin d’un article sur BuzzFeed traitant de la survenue de cet étrange objet sur la planète, était plébiscitée par près de 30.000 lecteurs (60% des sondés).
Acte purgatoire
L’avantage du pus qu’on extirpe de son enveloppe charnelle ou de ce «vers de peau» qui ondule en déguerpissant de son renfoncement cutané, c’est qu’il fait aussi figure de résultat. «Ce peut-être une sorte de vérification, afin de voir si tout est bien sorti, si l’on a enlevé tout ce que l’on “devait” enlever», développe Carla De Sousa. C’est entre autres pour cela que vous avez ressenti de la déception la fois où vous avez mis un patch anti-points noirs sur votre nez et que, une fois retiré, il n’affichait que quelques petits serpentins de sébum.
Peut-être s’agit-il d’un relent de «cette fierté très puérile, au sens enfantin, envers nos sécrétions», suppute Justine Marillonnet. Le comédon qui zigzague, le pus qui gicle, ce serait la version adulte des petits enfants qui considèrent leurs excréments comme un cadeau fait à leurs parents et ressentent une satisfaction certaine à produire et sortir quelque chose de leur corps, du caca aux crottes de nez.
«On se défait de quelque chose pour être plus pur»
Autre interprétation de ce comportement. «Si l’on se penche sur l’action de “vidanger” un abcès, on peut penser à un acte “purgatoire”», indique la chercheuse. Qui s’inscrit dans une vision de la santé très hygiéniste: «La médecine consiste pour partie à “enlever le mal” en supprimant son objet ou l’excédent qu’il représente, l’exérèse de verrue, de tumeurs ou d’organes infectés étant autant d’échos civilisés et scientifiques de la saignée d’antan.»
Ainsi, ôter un bouton revient à se délivrer du mal qu’il représente (âge dit ingrat, laideur, saleté) par le fait même d’extraire ce qu’il contient. «On se défait de quelque chose pour être plus pur.» Par cet acte «salvateur», on recherche donc à la fois la beauté, l’hygiénisme et la purification morale, les dermatillomanes visant à s’abstraire des soi-disant imperfections afin d’obtenir «l’aspect esthétique de l’être parfait», retrace Carla De Sousa.
Réassurance narcissique
C’est au fond pour une raison similaire que l’on peut apprécier de regarder jaillir d’un autre visage pus et sébum, signale le sociologue spécialiste des actions et expressions corporelles Stéphane Héas. Il émet l’hypothèse que «cet attrait pour ces vidéos du nettoyage corporel d’inconnus participe à un processus de réassurance narcissique: le corps nettoyé de tant d’impuretés n’est pas tout à fait le nôtre, il en constitue en quelque sorte l’horizon négatif. Le spectacle d’un visage maculé de points noirs peut rassurer sur sa propre situation, qui n’apparaît plus désespérée». S’il est rassurant de ne pas être seul ou seule à avoir des points noirs et des boutons, il l’est d’autant plus de se dire que notre visage n’arbore pas autant d’imperfections ni de bourgeons sébacés que celui que l’on contemple. Qui plus est quand ils sont synonymes dans l’imagine collectif d’un manque d’attention (à soi) et de volonté.
En outre, complète le sociologue, qui a créé la revue de sciences sociales et humaines sur la peau La Peaulogie, «le corps laissé à l’abandon, les chairs salies rappellent notre dégradation toujours possible, notre mortalité. Le spectacle du corps dégradé de l’autre, ultime (avec les gladiateurs condamnés plus ou moins à mort, les exécutions publiques, les bûchers) ou pas, fascine car il met en lumière cette vulnérabilité humaine fondamentale et le fait que ce n’est pas encore notre heure à nous».
L’exécution tant personnelle que publique de ces poussées cutanées a donc ceci de captivant qu’elle nous fait indirectement prendre conscience de la mort et, par ricochet, de notre vie. C’est peut-être pour ça que, même après vous être acharné sur la tête d’un bouton que vous pensiez pétable et avoir assuré qu’on ne vous y reprendrait plus, vous recommencez.