Le défi Bailey/Johnson rappelle les initiatives des athlètes dans la transformation des règles de courses leurs permettant de maximiser leur chance de réussir et leur reconnaissance sportive.
L’analyse de la rencontre dément programmée entre l’homme le plus rapide du monde ( sur 100 mètres ), Donovan Bailey, et l’homme le plus rapide du monde ( sur 200 mètres ), Michael Johnson, recouvre des dimensions sociologiques du sport moderne contemporain, mais également des dimensions historiques aujourd’hui abandonnées.
Ce 150 mètres complète, temporairement, la gamme des courses usuelles en athlétisme, aujourd’hui échelonnée des 60 mètres indoor au marathon, voire davantage si l’on prend en compte les courses sur route pouvant dépasser les cent kilomètres. Or, ce virage de 150 mètres est inédit chez les Seniors; en effet, seuls les catégories Minimes ( homme et femme ) courent cette distance. Cet aménagement pour des sprinters adultes apparaît alors régressif. Courir la distance attribuée à une classe d’âge inférieure ( les 13-14 ans ) apparaît d’autant plus paradoxal qu’il s’agit des sprinters les plus efficaces et les plus rapides de leur temps.
Cet aménagement des règles établies d’une pratique sportive répond, évidemment, à des motifs financiers solides. Le sport promeut en même temps qu’il obéit à un management entrepreneurial. L’athlétisme incorpore progressivement cet ordre marchand; désormais, les sorties des athlètes sont monnayées, marchandées par leurs propres agents. L’argent dans ce sport, comme dans les autres, contribue ainsi à la fois à sa renommée planétaire et aux fluctuations de ses cours(es). La bourse aux champions n’est pas un vain mot, l’exemple d’un Carl Lewis vieillissant est à ce titre saisissant : les organisateurs de meeting s’interrogent après chaque chrono. du » nonuple » champion olympique sur la rentabilité d’un tel investissement en 1997[1]. Au-delà de l’importance de l’argent gagné, la rencontre Bailey/Johnson possède certaines des caractéristiques des défis anciens plus ou moins spontanés lancés entre les individus d’un même village, ou bien dans les joutes opposant des hameaux, des quartiers, voire des villes particuliers. Ce 150 mètres qui s’annonce légendaire défie deux athlètes dont les vitesses de pointe sont inégalées et officiellement reconnues. Difficile, cependant, de ne pas y voir une lutte entre Nord-Américains dans la course à la vitesse humaine suprême. De la même manière, les identifications aidant, cette lutte effrénée à l’accélération parfaite o les coureurs noirs monopolisent, depuis plusieurs années déjà, les premières places laissent place aux émotions positives, mais également aux intolérances chauvines et racistes. Dépassant ces enjeux souterrains, ce défi insolite est-il susceptible de créer un nouvel étalon des performances de vitesse, morceaux de choix de l’athlétisme moderne ?
En tant que professionnels, Bailey et Johnson participent de bonne grâce à cette course aux performances, transformant les gagnants en champions. L’intérêt particulier de ce défi réside dans la symbolique particulière dont il est porteur : il doit déterminer, en un seul essai, le titre glorieux et insécable d’homme le plus rapide du monde, et même d’homme le plus rapide de tous les temps. Que retiendrons-nous de cette confrontation : la performance chronométrée ou bien le nom du vainqueur ? Les calculs vont bon train de part et d’autres.
Les temps « Êthéoriques « , ™ combien réducteurs, laissent planer le doute : rapporté à 150 mètres, le temps record de Johnson aux Jeux d’Atlanta affiche un insolent 14,49 secondes ( le chrono de Bailey étant plus difficile à apprécier ). Par ailleurs, le risque que cet essai inédit reste lettre morte est faible; difficile en effet d’imaginer que le vaincu acquiescera au verdict de cet unique combat. Plus encore, cette course peut consacrer un autre sprinter, non-recordman du monde. Ce résultat (re)lançerait à la fois la carrière de ce sprinter, devenant les meilleurs spécialistes de la vitesse, et l’intérêt pour cette distance » b‰tarde « . La stratégie marketing de ce défi apparaît alors implacable d’efficacité. Enfin, cette nouveauté est susceptible d’ouvrir une brèche notamment dans les distances réglementaires des courses à pied o le mile anglais figure l’ultime bastion résistant à l’uniformisation croissante des sports de compétitions[2]. Ne peut-on pas imaginer, en effet, un » demi-fondeur » réclamant un 1000 mètres ou un 2000 mètres ?
Au total, cette rencontre sur une distance athlétique médiane rappelle le passage des courses à handicap de la fin du XIXme sicle aux courses « scratch « , progressivement majoritaires au début de ce sicle o les compétiteurs partent tous sur une même ligne [3]. D’une part pour Bailey et Johnson, le « 150 mètres » ne constitue pas officiellement leur distance de performance optimum. Le surcroît (Êversus la diminution ) de distance grave moins évidement chacun d’eux, de même que le poids de leur age respectif, 28 et 29 ans. Par contre, la complexité technique du sprint en virage constitue un handicap important pour le Canadien dont le déplacement parait erratique. D’autre part chacun d’eux devra accepter d’être le livre potentiel de l’autre dans cette course aux multiples inconnues. Cette distance leur sied, toutefois, dans la mesure o ces deux hommes les plus rapides possèdent des démarrages relativement lents pour ce genre d’exercice. En outre, depuis l’avènement de ces deux sprinters aux allures a-typiques, les injonctions quant au caractère nécessairement fluide de la course efficace se lézardent en même temps que leur modèle esthétique : King Lewis. Bailey, après les critiques faites à Johnson sur sa foulée rasante et son buste droit, ne se déclare-t-il pas lui-même le sprinter le plus laid du monde à voir courir (filant) des coups de pied et des coups de poing dans l’air vraiment n’importe quoi. Finalement, cette lutte sportive adhère parfaitement à l’objectif majeur des courses » scratch « , entendu comme le moyen d’établir les handicaps les plus objectifs aux concurrents. Ce défi entre les deux principaux étalons du sprint mondial permettra une comparaison moins partielle/partiale entre la » locomotive de Waco » et le Canadien de passeport, mais Jamaïcain de cœur.
Notes
[1] L’équipe, 28 Janvier 1997, p.7.
[2] Le 150 mètres correspond à 493,42 pieds, ou encore 0,09 mile.
[3] (G.) BRUANT, Anthropologie du geste sportif; la construction sociale de la course à pied, P.U.F., 1992