[OUVRAGE] Les porteurs de stigmates. Entre expériences intimes, contraintes institutionnelles et expression collectives

Compte rendu de  Les porteurs de stigmates. Entre expériences intimes, contraintes institutionnelles et expression collectives par Claudine SagaertDocteure en sociologie. Membre associé du laboratoire Lapcos, Nice.

À partir de témoignages, d’entretiens et d’études sociologiques reposant sur un important corpus1, le stigmate est appréhendé dans cet ouvrage tant du point de vue de ceux qui le subissent que de ceux qui le fabriquent de manière consciente ou non consciente. Causes et conséquences de la stigmatisation y sont clairement analysées relativement à la discrimination de l’apparence, aux manières d’être et à l’expression d’une absence de remise en question des valences traditionnelles. Le stigmate, défini par Goffman comme « un attribut qui jette un discrédit sur la personne qui en est affectée »2, est fonction de l’époque et de la culture de référence. Tissé par les liens sociaux, politiques, médicaux et économiques, il trouve son existence « dans le regard de l’autre» (p. 200). Par ce regard, le stigmatisé est « déclaré coupable d’une dérogation par rapport à un ordre établi valant au sein d’une configuration sociale donnée » (p. 281).

2L’apport de cet ouvrage est de présenter les différentes facettes du stigmate qui font aussi bien référence à des disparités physiques et psychologiques qu’à des parcours de vie spécifiques considérés comme dérogeant aux « normes ». L’intérêt que revêt cet examen est également de proposer des pistes de réflexion et d’action pour lutter contre ce type de discrimination indigne de toute société.

3Alors qu’on pourrait penser que celui qui souffre d’un handicap serait plus enclin à maudire son sort et à envier celui des « valides » en leur assénant nombre de reproches, paradoxalement, c’est l’individu bien portant qui s’autorise à stigmatiser le déficient. « La confrontation avec l’autre diminué […] convoque ainsi des comportements, des attitudes et des réactions qui se traduisent par le rejet, la maladresse, la compassion, la violence voir le désir de meurtre » (p. 212). Les nombreux témoignages, que Christophe Dargère a rassemblés, sont pour le moins choquants. À la gaucherie, à la méchanceté et à l’ignorance, s’ajoute le poids des conceptions ancestrales. Non seulement l’individu stigmatisé est frappé d’incapacité, mais il doit subir aussi des croyances discriminatoires qui le rendent coupable d’une faute qu’il n’a pas commise.

4Le témoignage d’Anne-Lyse Chabert illustre en certains points ce type de discrimination. Doctorante en philosophie, elle est atteinte d’une maladie « neurodégénérative rare » qui évolue depuis l’âge de dix ans. Si elle ne sait pas ce que vivent les autres car, comme elle aime à le rappeler, les seules baskets qu’elle connaisse sont les siennes, elle vit néanmoins la stigmatisation au travers d’un regard souvent dégradant. Son témoignage révèle également la difficulté, pour une personne en fauteuil roulant, d’accéder aux infrastructures sportives. Pour y remédier il suffirait, dit-elle, d’une part que la prise en compte des personnes handicapées soit intégrée à la conception des piscines municipales et non pas ajoutée ultérieurement par « rafistolages», et d’autre part que soit pensée « la personne humaine qui en fait l’usage » (p. 25). Comme le précise Christophe Dargère, ce type de problème renvoie en définitive à un « partage du territoire » ou plutôt à la potentialité offerte à tous d’utiliser les espaces publics.

5Dans le récit d’Anne-Lyse Chabert, on perçoit aussi ce qu’Hannah Arendt disait du politique. Quand le rapport entre les individus ne va pas de soi, on se sent « isolé » et « désolé ». On est alors mis « en quarantaine loin d’une humanité qui est pourtant la nôtre » (p. 25). Être stigmatisé, c’est alors se sentir « en plus », jamais « tout à fait à sa place ». Pour le dire autrement, stigmatiser c’est traumatiser, c’est jouer avec la dignité humaine.

  • 3 Ce texte fait écho à l’analyse précieuse conduite par Sophie Delaporte dans son passionnant ouvrage (…)
  • 4 Alexandre Dubuis,Grands brûlés de la face. Épreuves et luttes pour la reconnaissance, Lausanne, Éd (…)

6De même que pour le handicap, quand « la personne porte sur elle de manière “visible” les stigmates de la maladie, elle devient, précise Jocelyn Guillo, distincte des “normaux” » (p. 190). Dans la même approche, l’analyse de Sophie Delaporte-Bray3 et Christophe Dargère, à propos d’un combattant blessé lors de la guerre 1914-1918, le donne à penser. Si l’apparence est ce qui individualise tout en rendant « conforme » à la majorité, si par elle, je puis aller à la rencontre de l’autre et dialoguer avec lui, par contre dans le cas de la défiguration, l’échange est brouillé. Les propos partagés sont parasités par ce visage qui a perdu figure humaine4. La « gueule cassée » se résume alors à n’être plus qu’« une infraction au visible et au décent » (p. 68).

7Cette expérience, Sébastien Pilot l’a vécue différemment. À l’âge sept ans, il apprend qu’il est atteint d’une neurofibromatose. Malgré la souffrance et plus d’une trentaine d’opérations, il n’a pourtant qu’un objectif : celui de devenir un boxeur apprécié et reconnu. Il passe alors avec succès une licence handi-boxe, gagne le respect des boxeurs et des entraîneurs, atteint un haut niveau, dans la boxe française et internationale, puis crée « la handi-boxe au niveau de la fédération » (p. 31).

  • 5 Les neurofibromes sont des tumeurs se localisant au niveau des nerfs périphériques. Ils proviennent (…)

8Le témoignage de Sébastien Pilot, d’une grande pudeur, évoque cependant les différents types de regards stigmatisants dont il est l’objet. Quand les neurofibromes5 se font visibles dit-il, le regard de l’autre change, la peur s’installe. On le soupçonne d’être contagieux et on refuse tout contact avec lui. Des propos de ce type rejoignent l’analyse critique de Christophe Dargère : « Il peut exister chez certains individus, écrit le sociologue, une aversion particulièrement intense quand il s’agit de toucher (ou de se faire toucher par) une personne handicapée » (p. 214). Comment dans ce contexte ne pas reconnaître, pour le porteur d’un stigmate, la difficulté du rapport à l’autre. Pourtant, avec une étonnante lucidité, Sébastien Pilot confie : « je ne suis pas touché, mais je touche » (p. 42). Telle est selon lui la raison pour laquelle il a choisi la boxe. Par ce sport de contact avec l’autre, cette rencontre tactile si difficile au quotidien devient possible.

9La stigmatisation n’a malheureusement pas de frontière, comme en témoigne le récit de Bushra Mumtaz, jeune pakistanaise âgée de douze ans au moment des faits. Tout commence par une demande en mariage que la jeune fille refuse. Pour la punir, son prétendant la vitriole par jet d’acide à deux reprises. Son existence, paisible jusqu’alors, bascule. Si cet acte a fiché ses marques dans sa chair, dans son cœur et son esprit, pourtant, son témoignage est porteur d’espoir. Jusqu’alors les victimes étaient considérées comme des coupables, tandis que les « vrais » coupables n’étaient que rarement inquiétés. Or, grâce au combat de Bushra Mumtaz aidée de Valérie Khan membre d’ASF (Acid Survivors Foundation), la loi du silence commence à se briser. « Les sentences attribuées aux coupables par les cours de justice sont de plus en plus sévères (on passe de six ans de réclusion criminelle à plus de 20 ans) et une condamnation tant sociétale que politique se fait sentir : des structures sont mises en place par le gouvernement pour fournir soins médicaux et service de réinsertion pour les victimes » (p. 103).

10Deux témoignages et une étude explorent une nouvelle facette de la stigmatisation, celle qui touche à l’identité, à la sexualité et au désir. En premier lieu, l’entretien de Cornelia Schneider, conduit par Aggée Célestin Lomo Myazhiom, sur la question de « l’autodétermination corporelle » ; en second lieu le témoignage de Chrystelle Foucault à propos de la communauté homosexuelle ; en dernier lieu l’étude de Raymonde Feillet sur « la sexualité au cours de l’âge avancée ».

11Cornelia Schneider dénonce le rôle des pouvoirs politiques et sociaux dans la considération et la gestion du corps des transgenres. Refusant l’idéologie « génitale ou binaire », elle ne comprend pas que certains puissent être opposés à l’autodétermination identitaire de l’individu. Elle considère par ailleurs comme inadmissible que ce soient « les “non-trans” qui définissent la transidentité » de la même manière que ce sont ceux « qui racialisent qui définissent la race et le racisme » (p. 49). Pour elle, on ne crée des étiquettes que pour mieux marginaliser. En lutte contre toute stigmatisation, elle n’oublie pas de rappeler que « beaucoup de “trans” […] meurent de ce système », qu’elle qualifie de « mortifère » (p. 50). Relativement à l’homosexualité, Chrystelle Foucault pointe aussi le nombre important d’adolescents poussés au suicide chaque année.

12Dans un registre proche, Raymonde Feillet interroge le caractère tabou de la sexualité des hommes et des femmes à l’automne ou à l’hiver de leur existence. Elle remet en question l’idée selon laquelle le sexe ne serait que le privilège des corps jeunes, désirables, et qu’en revanche, pour les individus âgés, il devrait être marginalisé. Là encore, c’est une autre visibilité, confisquée par les représentations, qui attend son dévoilement.

13Dans cet ouvrage on peut noter également l’étude de Philippe Vienne consacrée à « la poisse des stigmates scolaires », celle-ci dénonce la fabrication des stigmates au sein même des institutions françaises. Cette pratique est d’autant plus dangereuse qu’elle est bien souvent non consciente et peut conduire ceux qui en sont victimes à la honte et à la haine de soi. Le discrédit porté sur le mauvais élève en est l’exemple. Il se structure à partir d’un « processus de détérioration continue de la carrière » qui cumule, comme c’est le cas pour Djamel dans cette étude, « stigmate ethnique », « stigmate de performance », « stigmate comportemental » et « stigmate de l’âge ». Cette analyse ne peut qu’inviter la communauté éducative à s’interroger sur cet enchaînement de « stigmates destructeurs ».

14Cette réflexion rejoint dans ses grandes lignes le travail conduit par Virginie Dargère sur les catégorisations, étiquetages, stéréotypages, stigmatisations notés dans les fiches de liaison des élèves passant du CM2 à la classe de sixième. Si la classification range les élèves par catégories, elle finit par étiqueter ceux qui sont considérés comme « déviants » (p. 175).

15Ce type de stigmatisation est dangereux car il peut réduire la personne à son stigmate. Dans l’exemple qui suit, le contexte est certes différent, mais les conséquences du marquage sont les mêmes. Dans un restaurant, on demande à un jeune stagiaire de réaliser les desserts d’un repas. Le responsable de l’établissement, satisfait de son travail, tient pour le féliciter à le présenter aux clients. Le restaurateur cependant, plutôt que de mettre l’accent sur les qualités dont a fait preuve le jeune homme, évoque le fait qu’il est « un pensionnaire du CEF [centre d’éducation fermé] voisin » (p. 185). Comme l’écrit Nordine Touil, « la “malmenance” ou maltraitance dans l’intention d’une bienveillance » explique que parfois, et malgré soi, l’on puisse stigmatiser (p. 185). Dans ce domaine, l’appel à la vigilance de tous les acteurs sociaux est nécessaire.

16Dans l’article de Martial Meziani, un capoeriste s’insurge : « la société me fait sentir que j’ai un handicap. La société manque d’éducation » (p. 257). Cette phrase résume à elle seule la quintessence de cet ouvrage. Stéphane Héas et Christophe Dargère le notent, il faut éduquer la société et lui apprendre à « regarder l’Autre avec moins d’arrogance » (p. 15), car si la vulnérabilité humaine est présente en tout un chacun, il ne faut pas oublier, comme l’écrit Matthieu Le Bihan, que la rencontre de la différence est une richesse, elle est la rencontre heureuse d’un alter ego.

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Je suis sociologue, maître de conférences Habilité à Diriger des recherches en STAPS, Sociologie à l’université de Rennes 2, au sein de l’UFR APS. Lire la suite

Revue de sciences sociales et humaines sur les peaux. Le jeu de mots de ce nouveau titre souligne que cette revue n’aborde pas la peau sous un angle apologétique justement, mais qu’au contraire, il s’agit bien d’une revue scientifique qui sous une forme attrayante laissant une place importante à l’iconographie propose des articles approfondis.


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